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Morn Meslien

Morn Meslien

Schizoanalyse, psychothérapie institutionnelle et philosophie 🦕 Instagram : @MornMeslien


Exploitation et machinisme : et si la solution n'était pas dans l'automatisation ? 2/3

Publié par Morn Meslien sur 23 Février 2023, 16:21pm

Catégories : #Philosophie, #Machines, #Intelligence artificielle, #Capitalisme, #Automatisation, #Politique, #Marxisme, #Science-fiction

Intelligence artificielle et travail : la continuation de l’exploitation.

 

La machine, bien loin de libérer le travailleur, ne fait en réalité que renforcer l’exploitation de la force de travail en rendant une partie de la main-d’œuvre superflue et en accentuant la domination du capitaliste sur le prolétaire. La machine s’oppose au prolétaire, prolétaire qui vit ce rapport comme un antagonisme, un combat entre lui et l’innovation technologique pour conserver sa place au sein de l’industrie. La peur prédominante, et bien réelle, est donc liée à la perte du travail, à la baisse de la valeur de la force de travail du prolétaire. Aujourd’hui, cette peur est liée avant tout à l’introduction de l’intelligence artificielle (IA) dans le procès de production. Cette invention prend dorénavant place dans l’ensemble des secteurs, et renforce par-là même l’impression que nul ne peut lui échapper.

L’intelligence artificielle est aujourd’hui entraînée grâce au deep learning. Ce système fonctionne selon une idée simple selon Yann LeCun : « le système entraînable est constitué d’une série de modules, chacun représentant une étape de traitement. Chaque module est entraînable, comportant des paramètres ajustables similaires aux poids des classifieurs linéaires. Le système est entraîné de bout en bout : à chaque exemple, tous les paramètres de tous les modules sont ajustés de manière à rapprocher la sortie produite par le système de la sortie désirée. Le qualificatif profond vient de l’arrangement de ces modules en couches successives. »1 Pour résumer, c’est en interprétant des données que le programme va être capable de créer ses propres règles qui lui permettront d’interpréter d’autres données trop complexes à traiter auparavant. Cela pose évidemment la question de la qualité des données sur lesquelles se base l’IA car « [s]i les données d’apprentissage sont biaisées, les systèmes d’apprentissage entraînés sur ces données vont refléter le biais. »2 Or, « beaucoup de données sont biaisées, car elles sont collectées à partir d’actions produites par des gens qui sont eux-mêmes biaisés. »3 S’il ne s’agit pas là de la question principale, cela permet toutefois d’introduire un des principaux problèmes : en travaillant avec l’IA, les travailleurs l’entraînent et préparent ainsi par eux-mêmes leur éviction prochaine dans l’armée de réserve. Nous nous focaliserons aussi sur les robots qui sont bien souvent le support de l’IA.

L’introduction de l’IA sur le marché du travail semble donc décupler l’exploitation dont sont victimes les travailleurs. Pourtant, celle-ci est considérée comme une avancée majeure et positive par certains, et il importe de nous confronter à ce point de vue. Nous ne nous interrogerons pas ici sur les conséquences que l’utilisation d’une telle technologie peut avoir sur la crise environnementale. Nous essayerons seulement de déterminer si le concept d’exploitation peut servir à critiquer les mutations du travail liées à l’IA.

 

 

 

L’IA est une innovation technologique majeure, dans le sens où elle s’attaque à tous les secteurs de production, comme le notait Marx à propos de toute innovation. Les changements qu’elle entraîne sont visibles tout particulièrement dans le champ du travail manuel, industriel – le milieu que des économistes comme Rifkin nomment celui des « cols bleus »4, à savoir la classe prolétaire classique. Cela est dû aux avancées majeures de la robotique qui utilise maintenant l’IA. Les robots sont désormais capables d’apprendre à reconnaître des images, ce dont ils étaient incapables auparavant. Cette innovation leur permet de prendre part à des procès de production qui étaient auparavant réservés aux êtres humains seuls. Ainsi, l’entreprise Industrial Perception a mis au point un robot manutentionnaire capable de transporter des cartons. Ce robot sera bientôt capable de déplacer un carton par seconde, là où il en faut six pour un être humain5. Il ne s’agit pas là de faire une liste exhaustive des métiers risquant d’être touchés par l’introduction de l’IA, mais le résultat est catastrophique pour les cols bleus. En effet, il s’agit généralement, du moins dans les usines, de travail répétitif et peu créatif. Or, comme le note Christophe Alix, « les emplois qui ne nécessitent ni empathie ni matière grise sont promis à l’extinction la plus rapide. »6 On assiste donc à une nouvelle révolution car, à l’inverse du machinisme, où « pour perdurer un emploi devait être répétitif et complémentaire de la machine »7, un emploi pour perdurer aujourd’hui doit être créatif et peu répétitif.

Mais il ne faut pas penser que seuls les cols bleus sont en danger. L’IA a aussi ceci de révolutionnaire que cette fois-ci les « cols blancs »8 sont eux aussi en danger. Il s’agit notamment des managers, des journalistes, des professeurs, etc. Alors qu’ils se pensaient protégés par leur métier dit intellectuel, l’IA les remet eux aussi en cause. Ainsi, le Los Angeles Time, a utilisé pour la première fois des robots-rédacteurs et, même si « [c]es derniers sont pourtant loin d’être capables de créer autre chose que des textes sans âme »9, ils ont au moins l’intérêt de remettre en cause le statut privilégié de l’être humain comme seul être capable de produire des textes. Il en va de même lorsque certaines algorithmes sont chargés par les directeurs d’université de corriger des copies à la place des professeurs afin d’effectuer des économies10. Il ne s’agit pas là encore de livrer une liste exhaustive, mais simplement d’esquisser le fait que nul travail n’échappe à l’IA. Cela est d’autant plus visible dans les entreprises pour les managers avec le reengineering11 qui consiste à éliminer « des strates de gestion traditionnelle, compresse[r] des catégories d’emplois, crée[r] des équipes de travail, forme[r] [les] employés à des compétences multiniveaux, raccourci[r] et simplifi[er] les processus de production et de distribution, rationalis[er] [les] services administratifs. »12 Le but est de renvoyer des cadres moyens, des managers, afin de confier « à l’ordinateur le soin d’assurer les fonctions de coordination prises en charge auparavant par un grand nombre de personnes qui travaillaient souvent dans des services et des bâtiments distincts, au sein de la société. »13 L’IA touche donc toutes les sphères de production et concerne absolument tous les métiers qui risquent un jour de se voir impactés par elle.

 

Toutefois, certains avancent l’idée que l’IA serait un bienfait pour l’humanité car les métiers qui seraient menacés sontt ceux les plus aliénants, les moins enrichissants. Or, « [l]ibérer le salarié des tâches sans valeur ajoutée permet[trait] de l’affecter à des missions plus enrichissantes, à la fois pour l’individu et sa société. »14 Cette vision s’attache surtout aux tâches les plus automatiques, comme trier des mails pour une secrétaire par exemple. A la place de ces tâches, les salariés pourraient alors « s’épanouir, avoir plus de temps pour s’intéresser, et construire une administration plus efficace et plus moderne. »15 L’IA permettrait donc une amélioration des conditions de travail. En effet, le sentiment d’exploitation se retrouverait diminué grâce à des métiers devenus plus stimulants. On assisterait aussi à la création de nouveaux métiers comme data-scientist (expert en données) ou encore chief digital officer. Ce dernier métier consisterait à avoir « la responsabilité de la mutation digitale de l’entreprise »16 . On verrait ainsi naître de nouveaux métiers stimulants et bien plus créatifs. Le sentiment d’exploitation s’en retrouverait amoindri et l’intérêt des travailleurs pour leur emploi n’en serait que renforcé. Dans cette perspective, « [l]’IA devient un compagnon capable de libérer l’homme des tâches ingrates et de l’inspirer en lui permettant d’acquérir des compétences qu’il ne possédait pas jusqu’alors. »17

Ce que l’IA rend avant tout obsolète, c’est la connaissance qui, selon Stéphane Mallard, deviendra bientôt secondaire :

 

« Le développement de ces nouvelles technologies impactera considérablement l’économie et les business models. La connaissance devenant disponible en abondance, elle n’aura bientôt plus de valeur économique, mais un simple valeur d’usage. Le traitement de la connaissance, c’est-à-dire l’expertise, ne sera plus un facteur majeur de différenciation dans le monde professionnel. De fait, chaque expert va peu à peu entraîner les algorithmes dont il aura la charge et transférer ses propres connaissances aux intelligences artificielles.

Par conséquent, et c’est LA bonne nouvelle : l’employabilité des individus ne relèvera plus de leur expertise, mais de facultés fondamentalement humaines : la relation à autrui, la capacité d’empathie et d’écoute, inspirer confiance, etc. »18

 

L’IA rendrait les connaissances accessibles à tous grâce au big data, c’est-à-dire le système où sont concentrées toutes les données collectées sur internet ou via des appareils technologiques. Ces connaissances regroupées pourraient être consultées par tous, à tout moment, sans que le moindre niveau d’études ne soit exigé pour la plupart d’entre elles. Plus besoin de connaître l’ensemble du Code civil pour être avocat, un robot pourrait s’en charger pour vous. Cette avancée représente surtout un progrès conséquent dans le milieu médical. En effet, l’invention d’un fichier médical permettrait aux médecins de posséder un « conseiller interactif »19 qui pourrait accéder à cette base de données et qui pourrait conseiller au mieux le médecin lors d’opérations délicates. Même chose dans le cas des managers : les IA étant chargées de prendre les décisions à leur place, ils n’auraient plus à avoir de grandes compétences économiques, mais pourraient se concentrer sur l’aspect humain.

L’IA permettrait de « recentrer l’homme sur des tâches qui le motivent, basées sur la créativités ou sur les relations humaines. »20 L’intelligence artificielle remettrait donc sur le devant de la scène des métiers qui auraient un réel sens, à savoir les métiers du care21. Pour Christophe Alix, les robots « se comportent comme des sous-doués de l’interaction sociale »22 et il en ira encore longtemps ainsi. Le sentiment d’exploitation s’en retrouverait ainsi diminués car les métiers les plus aliénants disparaîtraient, laissant leur place à des métiers valorisants. Cependant, même si le sentiment d’exploitation pouvait diminuer, cela ne signifie en aucun cas que l’exploitation réelle disparaîtrait.

 

Un autre sentiment, contradictoire au premier qui voit en l’IA la possibilité pour l’homme de s’émanciper de tâches absurdes, semble naître, à savoir celui celui selon lequel l’homme devient de plus en plus inutile dans le procès de production. Nous avons abordé plus haut le cas du robot manutentionnaire. L’avantage qu’ont les robots sur l’homme, pour les capitalistes, réside dans le fait qu’ils ont la « capacité de travailler en continu et, à mesure qu’ils apprennent à réaliser de nouvelles tâches, ils deviendront une alternative à la main-d’œuvre classique de plus en plus attractive, même lorsque les salaires sont bas. »23 Les robots apprennent sans cesse de nouvelles fonctions grâce au deep learning, notamment car ils sont désormais « capables d’échanger en toute autonomie les outils utilisés par leur bras robotisé pour effectuer une variété de tâches. »24 Même si l’IA reste à chaque fois « très spécialisé[e] »25, à savoir qu’un robot manutentionnaire ne pourra pas jouer aux échecs par exemple, il n’en reste pas moins qu’elle peut remplacer l’homme dans le domaine où elle excelle. Ces nouveaux robots sont très tentants pour les capitalistes qui cherchent à réduire leur capital variable. Ainsi, dans l’industrie automobile, un robot remplace quatre emplois et, s’il fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il est remboursé en à peine un an26. Si certains capitalistes présentent l’introduction de ces machines comme un bienfait pour leur main-d’œuvre, d’autres ne cachent pas l’effet recherché. Ainsi, le cofondateur de Momentum Machines, Alexandro Vardakostas, déclare sans détour : « Notre système n’est pas destiné à rendre nos employés plus efficaces, […] il est censé les remplacer complètement. »27 Investir dans le capital constant semble plus rentable que de financer un capital variable. La main-d’œuvre humaine semble perdre petit à petit de son utilité face à ces robots dotés de l’intelligence artificielle.

Une partie de la main-d’œuvre remplacée par des robots est donc nécessairement licenciée. Or, comme le note Jeremy Rifkin, « [p]our le Wall Street Journal, « ces réductions de personnel sont le plus souvent facilitées, d’une façon ou d’une autre, par les nouveaux logiciels, l’amélioration des réseaux informatiques et la puissance renforcée des ordinateurs », qui permettent aux entreprises de produire plus avec moins de personnel. »28 Les robots produisent effectivement plus que les êtres humains car leur productivité ainsi que la durée de leur journée de travail sont plus élevées. Les entreprises font ainsi des économies de personnel sans pour autant voir leur production baisser. C’est plutôt le contraire qui se produit car, comme le note Jeremy Rifkin, « [a]lors que le nombre de travailleurs en col bleu continue à décroître, la productivité industrielle augmente considérablement. Aux États-Unis, la productivité annuelle, qui augmentait d’à peine 1 % au début des années 80, a fait un bond de plus de 3 % grâce à l’informatisation plus poussée des automatismes et à la restructuration des postes de travail. De 1979 à 1992, elle s’est accrue de 35 % dans l’industrie, pendant que les effectifs diminuaient de 15 %. »29 Pour un même capital, produire avec moins d’ouvriers permet de produire bien plus et de faire, pour le capitaliste, plus de profit, bien que celle-ci soit relative comme on ne touche pas à la durée de la journée de travail. Employer la force de travail humaine est donc de moins en moins évident pour le capitaliste à première vue.

Face à cette menace d’un avenir sans emploi, certains politiques s’alarment. C’est notamment le cas de Benoît Hamon qui, aux présidentielles de 2017, a affirmé que « le travail va se raréfier en raison du progrès technologique, qui va permettre à l’humanité de produire ce dont elle a besoin avec moins de travail humain nécessaire ». »30 A première vue le travail humain semble donc devenir obsolète au fur et au mesure que l’IA progresse. Face à cette annonce, des dirigeants d’entreprises souhaitent des mesures grandiloquentes. Ainsi,« [Bill Gates] est favorable à une redistribution des richesses produites par les machines via une taxe sur les robots tandis qu’Elon Musk, l’inventeur des voitures électriques Tesla, appuie le principe d’un revenu universel pour tous ceux qui vont perdre leur emploi. »31 Cette idée ne provient pas d’un soudain élan de bonté, mais d’une peur réelle pour les capitalistes : celle de manquer de consommateurs car, si les prolétaires ne peuvent plus travailler, c’est autant de salaires en moins et donc de potentiels acheteurs réduits à néant. Avec l’idée de la fin du travail naît aussi la peur de la fin du capitalisme à cause d’une chute de la consommation.

L’intelligence artificielle s’incruste donc dans toutes les sphères de production et a des effets bien visibles, à savoir qu’elle donne peu à peu l’impression que le travail humain est inutile. Cette impression renforce l’idée d’un chômage de masse ou, pire, de la fin du travail où des millions d’êtres humains devront être financés par les capitalistes afin de pouvoir consommer. Or, si le travail cesse et est remplacé par un salaire universel, on peut estimer que le concept d’exploitation devient peu à peu inutile. Il importe maintenant de déterminer si cette crainte est fondée et peut se réaliser.

 

 

 

La menace de la fin du travail ouvrier semble planer avec l’introduction de l’IA sur le marché. Les prolétaires, devenus inutiles, se retrouveraient plongés dans un chômage de masse tandis que l’économie continuerait sa route, entièrement régie par le travail mort, à savoir par des robots intelligents. On observe alors deux catégories de personnes : les optimistes qui prétendent que l’homme saura s’adapter et les pessimistes qui voient le travail disparaître peu à peu. Ainsi, selon une étude de l’Université d’Oxford menée par Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, « 47 % des emplois ont une forte probabilité de disparaître face à la vague d’innovation technologique basée sur l’apprentissage automatique et la robotique mobile. »32 Cette étude n’envisage cependant pas le nombre d’emplois qui pourront être créés et c’est ce que lui reprochent ceux qui voient l’avenir d’un regard plus optimiste. Selon Hervé Cuillandre l’automation, à savoir le « mode d’organisation d’un ensemnle de procédés ou de systèmes visant à rendre automatique une suite d’opérations »33, est même une chance puisque, comme « l’être humain est un être sociable, le contact humain est absolument nécessaire et doit être renforcé au moment où précisément la société se déshumanise. Ne serait-ce que pour permettre à l’entreprise de se différencier. »34 Le travail humain ne pourrait donc disparaître car l’homme aurait besoin de contact social. On pourrait même imaginer une étiquette made by humans pour attirer le chaland. D’autres affirment que l’être humain saura s’adapter. C’est notamment le cas de Laurent Alexandre qui déclare : « [L]es dermatologues et les radiologues seront prochainement remplacés par l’IA. Celle-ci s’avère plus performante que l’homme sur un certain nombre de tâches, mais rien ne permet aujourd’hui d’affirmer que le nombre de dermatologues diminuera ou augmentera d’ici 2030. / Les médecins s’adapteront de sorte à devenir complémentaires des technologies. »35 Si le travail ne disparaît pas ce serait donc grâce au capacité d’adaptation de l’homme. Toutefois ces deux dernières visions ne prennent absolument pas en compte les conditions économiques et se contentent de prôner « l’humain ».

La fin du travail signifierait la fin de toute exploitation car la classe dominante n’aurait plus rien à tirer de la classe dominée. Toutefois cela semble compromis sous le capitalisme. En effet, « les travailleurs sont aussi des consommateurs et leurs salaires permettent d’acheter les produits et services générés par l’économie de marché. »36 Si les prolétaires ne perçoivent plus de salaires, ils ne peuvent logiquement plus consommer et l’économie capitaliste qui se présente comme « une immense accumulation de marchandises »37 ne peut que s’écrouler. Il semble alors clair que, « sous le capitalisme, l’automation complète, l’introduction de robots sur grande échelle sont impossibles car elles impliqueraient la disparition de l’économie de marché, de l’argent, du capital et des profits. »38 C’est donc la survie même du capitalisme qui est en jeu avec l’avenir du travail. Sous le capitalisme, exploitation et travail ne peuvent avoir de fin car il s’agit de la structure même du système. C’est pour cela que Ernest Mandel déclarait :

 

« [S]i une substitution massive du travail « mort » (les robots) au travail « vivant » conduit à un déclin massif absolu de la classe ouvrière, […] c’est la simple survie de l’économie capitaliste de marché qui devient de plus en plus impossible. Ce dilemme se résume, […] par le dialogue désormais classique entre le patron et le syndicaliste : «  - Que deviendra la force de votre syndicat quand tous les ouvriers seront remplacés par des robots ? - Que deviendront vos profits dans ce cas ? Ils sont réalisés par la vente de vos produits et, malheureusement pour vous, les robots n’achètent rien du tout ! »39

 

L’automation complète est un fantasme sous le capitalisme car il s’agirait de la fin du système qui ne pourra plus écouler les marchandises produites. On arriverait donc à une « sur-production »40, conséquence des crises passées. Or, même si le capitalisme n’automatise pas complètement aujourd’hui, cela ne veut pas dire qu’il s’arrêtera là car « [s]a logique, la nécessité de maintenir ou de retrouver un taux de profit convenable, doit le contraindre aller plus loin. Cela ne veut pas dire que la généralisation de l'automation soit compatible avec le maintien du système actuel. Son principe même est contraire à la survie d'une société de classes : elle rend le prolétaire inutile. »41 Les capitalistes en tant qu’êtres particuliers peuvent aller à l’encontre de l’intérêt du système même et développer toujours plus l’automation car cela va dans le sens de leur intérêt propre. Toutefois, comme le rappelle Jeremy Rifkin :

 

« Marx considérait que la recherche permanente, par les producteurs, du remplacement du travail humain par les machines ne pouvait déboucher que sur l’échec. En éliminant directement le travail humain du processus de production et en créant une armée de réserve de travailleurs et donc une chute interminable des salaires, les capitalistes creusaient sans le savoir leur propre tombe : les consommateurs seraient de moins en moins nombreux à disposer d’un pouvoir d’achat suffisant pour acquérir leurs produits. »42

 

La montée de l’automation ne mènera donc pas sûrement à la fin du travail mais elle aboutira nécessairement à l’agrandissement de l’armée de réserve et peut-être à la disparition de la classe prolétaire.

 

S’il réside bien une certitude avec l’introduction des robots intelligents c’est que leur prix va peu à peu baisser. Selon Hervé Cuillandre, « [e]ntre 2035 et 2050, les robots (qui coûtent actuellement de l’ordre d’un million d’euros l’unité) deviendront suffisamment bon marché pour proliférer dans les petits métiers, en dehors de l’usine, posant d’une manière plus accrue la question de l’emploi de masse. »43 Les emplois vont donc se faire de plus en plus rare pour les prolétaires qui vont alors se retrouver davantage dominés par les capitalistes, car prêts à accepter n’importe quel travail pour survivre. L’exploitation est donc fortement renforcée avec l’IA. On pourrait arguer que, lorsque des serveurs sont licenciés par des kiosques automatiques il faut s’occuper de ces kiosques et que cela va nécessairement « créer des postes de maintenance, de réapprovisionnement et de réparation. [Cependant c]es emplois ne sont [...] pas aussi nombreux qu’on pourrait le penser. »44 En effet une machine ne tombe pas en panne sans arrêt. Le nombre de nouveaux emplois sera donc mince, et une grande partie des prolétaires se verront renvoyés dans l’armée de réserve. Ceux qui travaillent sur ces technologies en sont tout à fait conscients car, comme le déclare Blaise Agüera y Arcas : « Les tâches pour lesquelles on construit des IA sont pour la plupart confiées aujourd’hui à des humains, et au fur et à mesure qu’on automatise ces tâches, tout un pan de travail humain devient superflu. Ça devrait être une bonne nouvelle pour l’humanité […], mais si ce n’est pas mis en place avec une redistribution des bénéfices, ça conduira à un chômage de masse. »45 La menace du chômage de masse est donc bien réelle, preuve que le capitalisme ne se soucie pas nécessairement de ses propres intérêts sur le long terme, mais bien plus de ceux immédiats. Le nombre de personnes qui attendent de pouvoir être exploités activement par le capitalisme va donc rapidement augmenter, ce qui augmente aussi l’exploitation comme nous l’avons vu, par la concurrence entre les demandeurs d’emplois.

Toutefois, cette augmentation de l’armée de réserve prend une forme tout à fait nouvelle avec l’introduction de l’IA. Alors qu’avec le machinisme tout le monde pouvait espérer trouver un travail, ce n’est plus le cas avec l’IA. En effet, « [l]es Américains ont déjà trouvé une terrifiante expression, les « useless people », pour désigner cette nouvelle classe d’inutiles, pas seulement sans emploi mais inemployables pour cause d’obsolescence face à la déferlante annoncée de robots, d’imprimantes 3D et d’intelligence artificielle dans l’industrie et les services. »46 On se retrouve donc avec des personnes tout simplement inemployables car ne maîtrisant pas les nouveaux outils technologiques. Les premiers touchés seront donc les plus pauvres qui ne peuvent avoir accès aux formations nécessaires. Mais la réalité est encore plus déplorable car « bon nombre de personnes auront beau faire tout ce qu’il faut, au moins en matière d’éducation et de qualification, elles ne réussiront quand même pas à se tailler une place de choix dans la nouvelle économie. »47 En effet, le nombre d’emplois venant à manquer, le chômage ne pourra que s’accentuer.

Ce phénomène se double par une accentuation de la précarité. Précarité de ceux qui auront perdu leur emploi et qui n’arriveront pas à en retrouver un autre dans un premier temps, mais aussi précarité pour ceux qui arriveront à décrocher un nouvel emploi. En effet, comme le note Jeremy Rifkin, « [p]armi [le million de travailleurs ayant perdu leur emploi dans l’industrie] à cause de l’automatisation, un tiers seulement ont pu se recaser dans le tertiaire, moyennant une perte de revenu de 20 %. »48 Les prolétaires se voient donc de plus en plus précarisés. L’augmentation de l’armée de réserve a pour conséquence la baisse de la valeur de la force de travail qui se répercute par une chute des salaires. L’automation de la société a donc comme conséquence directe l’augmentation de l’exploitation de la classe prolétaire par la classe capitaliste.

 

Les emplois devenant de plus en plus rares, la contestation ouvrière ne peut qu’aller en diminuant à cause de l’étendard du licenciement. Ainsi, « [à] l’automne 2013, lorsqu’une vague de protestations et de grèves a éclaté dans les chaînes de restauration rapide […] un think tank conservateur ayant des liens étroit avec la restauration et l’hôtellerie, a diffusé une annonce en pleine page dans le Wall Street Journal avertissant que les robots pourraient bientôt remplacer les travailleurs qui revendiquent un salaire minimum élevé. »49 L’automation devient une menace permanente pour les ouvriers. L’insécurité de l’emploi ne fait qu’augmenter et la protestation sociale baisser. Le rapport de force penche alors inévitablement du côté du capitaliste qui possède une arme de dissuasion massive : le licenciement en vue de l’automation. Cela est d’autant plus vrai que les armes habituelles du mouvement ouvrier, à savoir la grève principalement, sont de moins en moins efficaces face aux innovations technologiques, les usines se passant de plus en plus des ouvriers. Ainsi, dans les usines Monsanto et Goodrich, « [l]es débrayages ne réussirent pas à ralentir sérieusement la production des nouvelles usines automatisées, qui tournaient pratiquement seules. »50 Avec l’automation, la puissance de domination du capitaliste sur le prolétaire s’accroît de manière disproportionnée. On l’a vu, ceux qui sont licenciés doivent, pour la quasi totalité d’entre eux, accepter des emplois avec un salaire bien inférieur à celui qu’ils touchaient auparavant. Mais cela se couple avec une seconde donnée, à savoir la « polarisation du marché de l’emploi »51. Cette tendance consiste pour les capitalistes à éliminer des emplois solides de la classe moyenne pour les remplacer par une combinaison d’emplois peu qualifiés, moins bien rémunérés, et très souvent à temps partiel. La peur de se voir déclasser vers l’un de ces emplois est donc aussi présente à l’esprit des travailleurs.

Cela permet alors aux capitalistes de créer un véritable esprit de caserne à l’intérieur même de l’entreprise. Ce phénomène est particulièrement visible sur les plateformes. Une plateforme est « une infrastructure numérique qui met en relation au moins deux groupes d’individus. »52 On a d’un côté un acheteur qui fait une offre pour un service donné, et de l’autre un travailleur qui vend sa force de travail pour répondre à cette offre. Ces plateformes permettent notamment d’entraîner l’IA en demandant à des micro-travailleurs, c’est-à-dire des travailleurs à la tâche, de remplir des reCAPTCHA par exemple. La plateforme n’est toutefois pas un espace neutre car elle organise selon Antonio A. Casilli un « capitalisme de surveillance »53. En effet, celle-ci envoie des rappels à l’ordre, les utilisateurs se voient imposer l’obligation « d’employer certains moyens spécifiques pour réaliser leurs tâches »54 et, surtout, un « traçage systématique de l’activité des usagers »55 est mis en place avec la récupération de leurs données sur la plateforme. Et l’usager ne peut que s’y plier car sinon la plateforme lui coupe tout accès à ses services. La possibilité de se défendre contre cette discipline est très limitée car les usagers sont isolés du fait même que la plateforme n’est pas située spatialement. On arrive donc à un phénomène nouveau où, dans la mesure où « la surveillance se confond avec la production, les travailleurs endossent la charge des deux fonctions par le biais d’infrastructures de coordination algorithmique de plus en plus intrusives. Le coût du management est reporté sur l’usager-travaileur, qui doit s’autosurveiller et surveiller les autres. […] On peut dès lors le qualifier de « surveillance participative ». »56 On assiste donc à un durcissement de la discipline pour les usagers et une impossibilité de s’organiser à cause de la forme même de la plateforme.

Mais l’automation a aussi des conséquences sur l’ouvrier même. Ainsi, il se retrouve totalement soumis à l’IA qui décide à sa place. Il ne lui reste plus qu’à appliquer ce qu’on lui a dicté. Désormais, « [l]e travailleur n’a plus la possibilité d’exercer un jugement autonome, que ce soit dans l’atelier ou au bureau, et n’a pratiquement plus de contrôle sur le résultat de son travail, dicté à l’avance par des experts en programmation. »57 La marge de créativité et de responsabilité du travailleur se retrouve peu à peu réduite au néant. L’automation a donc un effet double sur le travail. D’un côté « [e]lle réduit la qualification, supprime des emplois, pèse sur les salaires par l’augmentation de l’armée de réserve […]. Mais, simultanément, l’extension de la mécanisation tend à accroître l’intensité de l’effort au travail (à la fois physique et nerveux ou au moins l’un des deux »58. L’IA, elle, n’accroît que l’effort nerveux des travailleurs, ce qui est déjà conséquent. En effet, « l’ordinateur lui-même [est] une source de stress […]. Une étude montre qu’un ordinateur dont les temps de réponse dépassent 1,5 seconde va probablement déclencher de l’impatience et du stress chez son utilisateur. »59 Il en va de même avec les robots intelligents : ceux-ci doivent toujours être en état de fonctionnement sous peine de créer du stress chez le travailleur. L’automation détruit donc considérablement les conditions de travail des prolétaires.

 

Comme nous l’avons vu, l’IA fonctionne aujourd’hui grâce au deep learning. Cette faculté exige une base de données constituée par l’homme car l’IA a besoin de données pour évoluer, pour apprendre. Ces données peuvent être livrées de deux manières : via le big data grâce aux données des utilisateurs récoltées sur internet, ou grâce au travail numérique, ou digital labor. Il s’agit des « activités qui se déroulent dans le cadre de collectifs […] qui animent, enrichissent et entretiennent les contenus du World Wide Web »1. Sans ces données, l’IA ne peut progresser. C’est donc grâce au travail humain seul que les innovations actuelles sont possibles. En effet, « [Wittgenstein] soulignait que les « machines » ne peuvent exister sans le concours des humains prêts à leur enseigner comment penser. Et ces humains ne sont pas seulement les scientifiques qui les conçoivent ou les mettent au point. Le supercalculateur d’IBM ne serait pas arrivé à battre le champion russe si quatre grands maîtres ne l’avaient entraîné à jouer selon leurs stratégies les plus secrètes. »2 L’IA est donc entièrement dépendante du travail humain aujourd’hui encore, d’où le fait que l’on parle d’« IA faible »3. C’est pour cette raison que l’on assiste à une « délégation de tâches fractionnées aux usagers de portails comme Amazon Mechanical Turk ou Clickworker »4. Cette délégation est nommée micro-travail. Appréhendé au début comme un complément de revenus, il s’avère que celui-ci constitue parfois le travail principal de certaines personnes qui ne peuvent trouver un autre emploi. Ce travail est extrêmement répétitif. Il peut s’agir de trier des images, traduire de courts textes, sélectionner des mots à bannir, etc. Ces opérations permettent de créer des données pour entraîner l’IA. On parle alors de « calcul assisté humain »5, car des êtres humains aident les machines à réaliser des tâches qu’elles ne sont pas encore en mesure d’effectuer ou créent des données pour leur apprendre à les effectuer. En travaillant, ces salariés œuvrent donc pour leur propre remplacement.

On assiste donc à un phénomène étrange car « ces intelligences artificielles possèdent une forte composante de travail non artificiel. Elles ne se subsistent pas aux êtres humains ; au contraire, elles les assistent. […] Un système intelligent doit être configuré, étalonné avant de pouvoir fonctionner : c’est son usager qui assurera ce calibrage. […] Ainsi les intelligences artificielles sont à leur tour assistées par les êtres humains. »6 L’automation complète dont on parlait auparavant semble donc aujourd’hui relever du pur fantasme pour la simple et bonne raison que l’IA est incapable de se passer du travail humain et repose même entièrement sur lui. Les machines ne remplacent pas l’homme mais poussent celui-ci vers un travail peu qualifié. « Les activités humaines changent, se standardisent, se tâcheronnisent pour produire de l’information sous une forme normalisée. L’automation marque alors une altération du travail, non pas son hécatombe. »7 L’automation sous le capitalisme fait donc subsister le travail humain mais le dégrade en imposant un travail fragmenté, précaire et mal rémunéré.

Pourtant on peut légitimement se demander pourquoi, alors que les robots intelligents nous apparaissaient comme une si belle alternative à la force de travail humaine, l’on voit cette sorte de travail faire son apparition. La réponse est simple : le travail humain revient, aujourd’hui encore, moins cher que l’achat et la conception d’une machine. L’IA demande des scientifiques de haut niveau pour l’entraîner, l’entretenir. Embaucher des êtres humains dans des pays pauvres ou en prétendant qu’il s’agit d’un complément de revenu pour les pays riches est plus rentable. On appelle cela avoir de « l’humain dans la boucle »8. Alors qu’officiellement certaines entreprises utilisent l’IA comme technologie, elles ne font en réalité, comme le note Antonio A. Casilli, qu’embaucher des « prolétaires du clic »9. Ainsi, « le but ultime de ceux qui utilisent [des machines] n’est pas la destruction du travail, mais la diminution de son coût. »10 Le concept d’exploitation est donc tout à fait utile pour dénoncer ce nouveau rapport entre prolétaires et capitalistes.

 

Cette tendance à la tâcheronnisation, c’est-à-dire à une division du travail poussée, aboutit à une opposition entre le travail numérique mis en avant et celui qui est honteusement dissimulé. Cela est parfaitement illustré avec la fracture entre freelance et micro-travailleur. Les freelance sont des « entrepreneurs d’eux-mêmes »11 qui renoncent à la sécurité d’un emploi stable pour plus de liberté et de créativité. Leur activité sur des plateformes n’est pas un complément de salaire, mais leur salaire. Les micro-travailleurs, eux, viennent soit des pays du Sud et appréhendent pour la plupart ce métier comme le leur, soit des pays du Nord, et là il s’agit le plus souvent d’un complément de salaire. Il est cependant important de noter que « [c]onsidérer le travail effectué sur les plateformes numériques comme un levier d’émancipation revient à minimiser les inégalités d’accès aux opportunités qu’il offre. »12 En effet, il est plus difficile d’avoir une connexion internet digne de ce nom dans les pays du Sud que dans ceux du Nord. La plateforme est donc inégalitaire et ne fait que creuser des inégalités préexistantes. Cela se double d’une très forte hiérarchisation des tâches où celles attribuées aux ingénieurs et informaticiens sont surévaluées, alors que les micro-travailleurs « sont ramené[s] à la réalisation d’actions calculées et ordonnancées. »13 On se retrouve alors avec un travail visible, mis en avant – celui des scientifiques et autres informaticiens – et un autre dissimulé et présenté comme un complément de revenu – celui des micro-travailleurs.

La notion même de travail salarié, c’est-à-dire d’une tache que l’on exécute contre une rétribution, est remise en cause. Ainsi, le site 99designs enregistre 200 000 illustrateurs et, « [l]orsqu’une entreprise ou une institution se met à la recherche d’un logo, elle fait appel à 99designs et reçoit, en moyenne, une centaine de propositions. Mais seul le designer dont le travail est retenu par l’entreprise ou l’institution en question est rémunéré (180$). »14 Il ne s’agit pas ici d’entraîner une quelconque IA, mais cet exemple démontre bien la logique qui se cache derrière ce genre de plateforme. Le travail humain se retrouve peu à peu invisibilisé car les entreprises n’ont dorénavant plus affaire à un être humain mais à un site internet disponible partout à tout instant et qui leur propose quasiment instantanément des marchandises qu’elles n’ont plus qu’à sélectionner. Ce genre d’emploi n’est possible que grâce à l’automation de la société et à la montée de l’IA qui impose aux entreprises d’utiliser ce marché sous peine d’être hors-jeu, car fonctionnant sur un ancien modèle : elles ne sont alors plus au niveau de la concurrence qui pousse les capitalistes à investir dans des machines. On assiste donc à une opposition claire entre le travail visible et celui invisible, qui nous intéresse ici. Il s’agit ainsi, « en réalité, du point de vue des relations de travail, d’une externalisation très poussée : l’obtention des profits se détache ici de toute relation forte avec les travailleurs, et n’implique donc aucune sorte de responsabilité sociale. »15 Le concept d’exploitation est donc primordial pour comprendre la domination poussée que subissent désormais les travailleurs avec l’introduction de l’IA.

Toutefois, il est nécessaire de comprendre que « [l]e travail de l’ombre n’est pas la silhouette projetée par le « vrai » travail, ni même le labeur condamné aux ténèbres à l’issue d’un conflit sur la définition intrinsèque du travail, mais la part de chaque activité qui est reléguée dans les coulisses. »16 Sans le travail de ces prolétaires du clic, les avancées de l’IA seraient minimes. Mais comme ce travail est éthiquement honteux pour l’image commerciale des entreprises, celles-ci le dissimulent afin de ne montrer que la face lumineuse de l’IA avec ses scientifiques brillants. Ainsi, « le digital labor se rapporte […] à l’élément humain que les technologies numériques contribuent à mettre au travail par l’instigation permanente à exécuter des gestes productifs qui engendrent de la valeur. […] [L]e travail humain est occulté par la mise en valeur des machines et de leur automatismes. »17 L’IA est donc bien plus mise en avant par ses prouesses techniques que ne l’est le travail humain qui est lui dissimulé derrière ces avancées. Et pourtant, comme nous l’avons vu précédemment, lui seul crée de la valeur. L’IA peut certes faire baisser le prix des marchandises, mais il ne s’agit là que d’une plus-value relative. La valeur de la force de travail s’en trouve diminuée, et les capitalistes se retournent alors vers lui, occasionnant un retour à la plus-value absolue. On peut ainsi déclarer, avec Antonio A. Casilli, que « l’automation […] est avant tout du travail humain invisibilisé. »18 La domination capitaliste sur les prolétaires demeur donc et semble même renforcée avec la mise en avant de l’IA comme nouvel objectif pour la concurrence capitaliste.

 

Cependant, le concept de digital labor ne s’arrête pas au travail salarié mais s’étend aussi au travail gratuit des internautes – qui travaillent bien souvent sans le savoir. Ce qui définit ces deux formes de travail, comme le déclare Fuchs, « n’est pas un type commun d’occupation, mais l’industrie à laquelle elles contribuent et à l’intérieur de laquelle le capital les exploite. »19 Il importe donc de déterminer si le concept d’exploitation peut s’appliquer à un tel travail ou s’il est incapable de prendre cet aspect de la modernité en compte. Le travail gratuit est possible car il est avant tout présenté comme une possibilité de revenus lorsque l’on aura évolué sur la plateforme (YouTube et le nombre de vues par vidéo), lorsque l’on aura des abonnés fidèles (Twitch et les dons) ou encore parce qu’il est présenté comme un jeu (Google Quick Draw) ou comme quelque chose que l’internaute fait sans s’en rendre compte (les test reCAPTCHA). En ce qui concerne l’IA, nous allons surtout nous attarder sur le travail présenté comme un jeu ou comme un fait invisible. L’exemple de Google Quick Draw20 est particulièrement intéressant. L’internaute doit dessiner un mot donné au préalable que l’IA doit reconnaître le plus vite possible. Google entraîne ainsi gratuitement son algorithme à reconnaître des images, sans avoir à passer par des scientifiques ou des micro-travailleurs, mais simplement en demandant aux internautes de participer à l’avènement de l’IA. Le cas des internautes qui entraînent l’IA sans le savoir se remarque aussi sur Twitter qui « ne se contente plus de monnayer les données de ses utilisateurs à des fins publicitaires, mais les met également à disposition d’entreprises qui développent de puissants programmes de machine learning comme IBM, Oracle ou Salesforce. »21 Toute action sur internaute entraîne donc l’IA. Le travail s’en retrouve donc d’autant plus invisibilisé, et ce avec le « consentement passif des usagers »22.

L’exploitation chez Marx est, comme nous l’avons vu, à dénoncer en tant que mécanisme de domination. Or ce travail gratuit n’apparaît pas dans un premier temps comme une domination car les utilisateurs donnent leur accord de manière tacite. Il faut d’abord noter que « le travail gratuit (du travail domestique au bénévolat en passant par le travail du consommateur) joue un rôle massif dans le fonctionnement des économies contemporaines. »23 Il ne s’agit pas d’une invention liée au digital labor, mais bien de la continuité d’une des formes que peut prendre le capitalisme. Pourtant, en ce qui concerne l’IA, cette continuité est d’une importance cruciale, car sans elle son développement serait très fortement ralenti. Certes, Marx s’est surtout penché sur le travail en usine, dans un cadre fixe et spatialement déterminé, cadre que l’IA remet en cause. En effet, la myriade de tâches dont elle a besoin pour se développer, se réalisent dans « plusieurs ailleurs »24 qui vont du laboratoire scientifique à l’ordinateur personnel de n’importe quel internaute. Il faut donc déterminer si une quelconque domination peut s’appliquer au travail gratuit.

Le travail gratuit « investit et remodèle en douceur des activités situées auparavant hors de la sphère de la production »25. Si l’on considère, à la suite de Christian Fuchs26 et de Antonio A. Casilli, qu’il existe bien un « écosystème de l’économie numérique »27, alors le concept d’exploitation a encore un rôle particulier à jouer. En effet, il permet de dénoncer l’emprise que les entreprises capitalistes ont sur l’entièreté du Web et l’exploitation des données à laquelle elles se livrent gratuitement. Le but n’est pas de demander un salaire contre ce travail gratuit, ce qui n’aurait pas d’impact sur la domination exercée par les capitalistes sur les prolétaires, mais de démontrer que celui-ci n’a rien d’anodin car il se situe bien dans une logique capitaliste. S’il est difficile de comparer une internaute jouant à Google Quick Draw et une malgache entraînant l’IA contre un salaire, il est aisé de comprendre qu’il s’agit du même environnement et que tous deux servent les intérêts de la classe dominante. Le concept d’exploitation se voit donc être remotivé en dénonçant le travail gratuit comme prenant place dans un système d’exploitation capitaliste.

 

 

 

Le concept d’exploitation apparaît donc comme central pour comprendre les mécanismes sociaux qui entourent l’introduction de l’intelligence artificielle sur le marché. Il ne s’arrête pas au travail salarié mais est capable de prendre aussi en compte le travail gratuit qui prend lui aussi place dans le système capitaliste. Ce concept permet donc d’appréhender les nouveaux rouages de l’exploitation capitaliste et comment celle-ci se renforce en ne s’attaquant plus désormais qu’aux ouvriers, mais aussi à ceux qui étaient auparavant chargés de les surveiller. L’IA ne semble donc pas libérer l’humain de l’exploitation mais, bien au contraire, semble la renforcer. Si cela est évidemment lié au capitalisme, cela peut nous interroger quant à ce qui concerne une société communiste. Nous reviendrons dessus dans un prochain article, mais tant que le travail ne sera pas aboli, l’exploitation ne le sera pas non plus et, automatisation ou non, cela ne correspondra en aucune manière à la libération de l’humanité.

 

1LeCun, Yann, Qu’est-ce que l’intelligence artificielle, op. cit., p.3

2LeCun, Yann, « Le grand défi de la recherche c’est de se poser les bonnes questions », in Intelligence artificielle, Enquête sur ces technologies qui changent nos vies, Paris, Champs, 2018, p.45

3Ibid., p.45

4Rifkin, Jeremy, La fin du travail, Paris, La Découverte, 2006, p.21

5Ford, Martin, L’avènement des machines, Robots & intelligence artificielle : la menace d’un avenir sans emploi, Paris, FYP éditions, 2017, p.24

6Alix, Christophe, « Les algorithmes vont-ils tuer l’emploi ? », in Intelligence artificielle, Enquête sur ces technologies qui changent nos vies, op. cit., p.75

7Ibid., p.72

8Rifkin, Jeremy, La fin du travail, op. cit., p.21

9Cappelli, Patrick, « Au service des médias », in Intelligence artificielle, Enquête sur ces technologies qui changent nos vies, op. cit., p.85

10Ford, Martin, L’avènement des machines, Robots & intelligence artificielle : la menace d’un avenir sans emploi, op. cit., p.167

11Rifkin, Jeremy, La fin du travail, op. cit., p.26

12Ibid., p.26

13Ibid., p.147

14Cuillandre, Hervé, Un Monde meilleur : et si l’intelligence artificielle humanisait notre avenir, Paris, Maxima, 2018, p.55

15Ibid., p.97

16Ibid., p.33

17Johnson, Patrick, « L’industrie face au défi de l’intelligence artificielle », in Intelligence artificielle, Demain est déjà là, Paris, KnoWay !, 2018, p.118

18Mallard, Stéphane, « Intelligence artificielle, l’âge de la disruption », in Intelligence artificielle, Demain est déjà là, op. cit., p.29

19Ford, Martin, L’avènement des machines, Robots & intelligence artificielle : la menace d’un avenir sans emploi, op. cit., p.195

20Cuillandre, Hervé, Un Monde meilleur : et si l’intelligence artificielle humanisait notre avenir, op. cit., p.169

21Alix, Christophe, « Les algorithmes vont-ils tuer l’emploi ? », in Intelligence artificielle, Enquête sur ces technologies qui changent nos vies, op. cit., p.74

22Ibid., p.74

23Ford, Martin, L’avènement des machines, Robots et intelligence artificielle : la menace d’un avenir sans emploi, op. cit, p.35

24Ibid., p.25

25LeCun, Yann, Qu’est-ce que l’intelligence artificielle, op. cit., p.5

26Rifkin, Jeremy, La Fin du travail, op. cit., p.183

27Ford, Martin, L’avènement des machines, Robots et intelligence artificielle : la menace d’un avenir sans emploi, op. cit, p.36

28Rifkin, Jeremy, La Fin du travail, op. cit., p.22

29Ibid., p.28

30Alix, Christophe, « Les algorithmes vont-ils tuer l’emploi ? », in Intelligence artificielle, Enquête sur ces technologies qui changent nos vies, op. cit., p.67

31Ibid., p.68

32Casilli, Antonio A. En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019, p.40

33https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/automation/187735

34Cuillandre, Hervé, Un Monde meilleur : et si l’intelligence artificielle humanisait notre avenir, op. cit., p.55

35Alexandre, Laurent, « L’IA va-t-elle tuer nos business models ? », in Intelligence artificielle, Enquête sur ces technologies qui changent nos vies, op. cit., p.110

36Ford, Martin, L’avènement des machines, Robots et intelligence artificielle : la menace d’un avenir sans emploi, op. cit, p.239

37Marx, Karl, Le Capital, op. cit., p.109

38Mandel, Ernest, « Marx, la crise actuelle et l’avenir du travail humain », Paris, www.ernestmandel.org/new/ecrits/article/marx-la-crise-actuelle-et-l-avenir, mai 1986, PDF

39Ibid.

41Les Amis de quatre millions de jeunes travailleurs, Un monde sans argent, le communisme, op. cit., p.21

42Rifkin, Jeremy, La Fin du travail, op. cit., p.38

43Cuillandre, Hervé, Un Monde meilleur : et si l’intelligence artificielle humanisait notre avenir, op. cit., p.127

44Ford, Martin, L’avènement des machines, Robots et intelligence artificielle : la menace d’un avenir sans emploi, op. cit, p.43

45Cario, Erwan, « Au cœur de la recherche : état des lieux », in Intelligence artificielle, Enquête sur ces technologies qui changent nos vies, op. cit., p.22

46Alix, Christophe, « Les algorithmes vont-ils tuer l’emploi ? », in Intelligence artificielle, Enquête sur ces technologies qui changent nos vies, op. cit., p.67

47Ford, Martin, L’avènement des machines, Robots et intelligence artificielle : la menace d’un avenir sans emploi, op. cit, p.20

48Rifkin, Jeremy, La Fin du travail, op. cit., p.229

49Ford, Martin, L’avènement des machines, Robots et intelligence artificielle : la menace d’un avenir sans emploi, op. cit, p.38

50Rifkin, Jeremy, La Fin du travail, op. cit., p.192

51Ford, Martin, L’avènement des machines, Robots et intelligence artificielle : la menace d’un avenir sans emploi, op. cit, p.73

52Casilli, Antonio A. En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic, op. cit., p.63

53Ibid.,p.261

54Ibid., p.255

55Ibid., p.261

56Ibid., p.262

57Rifkin, Jeremy, La Fin du travail, op. cit., p.249

58Mandel, Ernest, « Marx, la crise actuelle et l’avenir du travail humain », op. cit.

59Rifkin, Jeremy, La Fin du travail, op. cit., p.256

 

1Haber, Stéphane, « Actualité et transformation du concept d’exploitation. L’exemple du « travail numérique » », in Actuel Marx n°63, « L’exploitation aujourd’hui », op. cit., p.71

2Casilli, Antonio A. En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic, op. cit., p.32

3Montagnon, Pascal, « L’intelligence artificielle au cœur de la transformation des métiers », in Intelligence artificielle, demain est déjà là, op. cit., p.18

4Casilli, Antonio A. En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic, op. cit., p.119

5Ibid., p.119

6Ibid., p.53

7Ibid., p.24

8Ibid., p.12

9Ibid., p.20

10Ibid., p.37

11Ibid., p.243

12Ibid., p.244

13Ibid., p.296

14Haber, Stéphane, « Actualité et transformation du concept d’exploitation. L’exemple du « travail numérique » », in Actuel Marx n°63, « L’exploitation aujourd’hui », op. cit., p.80

15Ibid., p.79

16Casilli, Antonio A. En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic, op. cit., p.236

17Ibid., p.34

18Ibid., p.56

19Haber, Stéphane, « Actualité et transformation du concept d’exploitation. L’exemple du « travail numérique » », in Actuel Marx n°63, « L’exploitation aujourd’hui », op. cit., p.77

20Jambin, Nicolas, « Train your own IA with Google Quick Draw », Paris, west.fr/google-quick-draw, 22 novembre 2016

21Casilli, Antonio A. En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic, op. cit., p.82

22Haber, Stéphane, « Actualité et transformation du concept d’exploitation. L’exemple du « travail numérique » », in Actuel Marx n°63, « L’exploitation aujourd’hui », op. cit., p.74

23Ibid., p.75

24Casilli, Antonio A. En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic, op. cit., p.46

25Haber, Stéphane, « Actualité et transformation du concept d’exploitation. L’exemple du « travail numérique » », in Actuel Marx n°63, « L’exploitation aujourd’hui », op. cit., p.74

26Fuchs, Christian, Digital labour and Marx, Londres, Routledge, 2014

27Haber, Stéphane, « Actualité et transformation du concept d’exploitation. L’exemple du « travail numérique » », in Actuel Marx n°63, « L’exploitation aujourd’hui », op. cit., p.77

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